Documenter la violence déjà-là d’une future réforme de la formation des enseignant·es

Nous sommes le 2 avril 2024 et on nous avait promis des informations officielles sur la future réforme de la formation et des concours des enseignant·es d’ici mars 2024. Une promesse encore non-tenue donc.

Nous sommes les 2 avril 2024 et aujourd’hui c’est jour de grève dans l’éducation nationale (et logiquement l’enseignement supérieur puisqu’un appel intersyndical à la grève a été déposé). Les collègues du primaire et du secondaire se mobilisent contre les réformes du collège (groupes « de niveau / besoin », etc.) et nous dans les Inspé, ainsi que toutes les composantes universitaires intervenant dans la formation des enseignant·es, devrions nous mobiliser contre cette future réforme de la formation. Et plus particulièrement sur la façon dont elle est poussée par le gouvernement.

C’est dans ce contexte que j’écris ce premier billet afin de documenter cette réforme (enfin, ce que nous en savons à l’heure actuelle), l’incompréhension qu’elle suscite, ou encore la surcharge de travail, le mal-être, en un mot la violence, qu’elle provoque. Dans le but de mieux comprendre comment on en est arrivé là, je propose de retracer l’historique de cette réforme tel que je le conçois (avec des informations partielles).

Retracer l’historique d’une énième réforme

Quatrième réforme en 15 ans : la violence de réformes successives

« Nous sommes en réforme permanente ». Ce sont les mots d’Alain Frugière, président du Réseau des Inspé, il y a à peine plus d’un an. Et il est vrai que lorsqu’on regarde la succession des réformes concernant la formation des enseignant·es depuis les 15 dernières années, c’est vertigineux :

• 2009 : mastérisation de la formation des enseignant·es avec passage des concours en M2 ;
• 2013 : remplacement des IUFM par les Espé (École supérieure du professorat et de l’éducation) et passage des concours en M1 ;
• 2019-2022 : les Espé sont renommées Inspé (Institut national supérieur du professorat et de l’éducation) et les concours sont replacés en M2.

En 15 ans, les structures formant les (futur·es) enseignant·es ont ainsi vu leur nom et leurs missions évoluées de manière répétées, obligeant les agent·es de terrain à modifier à chaque fois leur maquette. Ce vers quoi nous nous dirigeons une énième fois avec une réforme en 2024, ce qui confirme par la même occasion l’accélération de la cadence réformiste.

Des informations officielles distillées au compte-goutte : la violence du silence

De mémoire, et d’après les mails que j’ai gardés, la première mention officielle d’une réforme de la formation des enseignant·es date du 29 septembre 2023 dans une « lettre d’information » de la direction de l’Inspé de Grenoble (la première du genre à l’Inspé de Grenoble, permettant de tenir informé l’ensemble des collègues des nouveautés). À ce moment-là, la presse avait déjà mentionné qu’une réforme serait en discussion entre les tutelles concernées (ministère de l’Éducation nationale et ministère de l’Enseignement supérieur et de la recherche), avec notamment le passage du concours du 1^er degré en L3 au lieu du M2 (ce n’était pas encore clair concernant le 2^nd degré). Le Réseau des Inspé et France Universités travaillent alors à une proposition concrète (sans que nous, formateur·rices, soyons réellement inclus·es dans ces échanges).

C’est un peu plus d’un mois plus tard que la réforme refait la « Une » de la lettre d’information de l’Inspé de Grenoble, datée au 14 novembre 2023. On y apprend que les syndicats ont été reçus par le ministère de l’EN avec quatre scenarii possibles pour la réforme. Un scénario est cependant privilégié, celui du passage des concours du M2 à la L3 (pour le 1^er et le 2^nd degrés donc). On découvre aussi que le ministre de l’époque (Gabriel Attal) devait donner des informations précises fin 2023 et que ce serait finalement repoussé à début 2024 (on connait la suite des événements au MEN avec la valse des ministres Attal-Oudéa Castéra-Belloubet sur fond de tempêtes médiatiques autour du scandale du Lycée privé Stanislas).

En parallèle, le Réseau des Inspé a travaillé sur un document de 20 pages expliquant sa vision d’une réforme des concours et de la formation des enseignant·es. Il nous est transmis trois jours plus tard, le 17 novembre 2023. Ce dernier est plutôt largement en accord avec le scénario cible du gouvernement et ne fait nullement mention de la problématique de l’implémentation de cette réforme en temes de ressources humaines (je poserai d’ailleurs une question en ce sens pendant un séminaire de l’Inspé de Grenoble ; on me renverra alors à la crainte de laisser penser que les Inspé ne peuvent pas gérer la formation et donc qu’elles seraient mises sous tutelle du MEN qui n’attendrait que ça… ambiance).

Nous arrivons fin 2023 et effectivement, aucune annonce officielle concernant cette réforme qui pourtant devrait être mise en place pour les concours 2025, donc pour la rentrée 2024 en termes de formation. À une réunion pédagogique de fin de semestre, les collègues sont plutôt dubitatif·ves concernant la possibilité que cette réforme soit mise en place (surtout pour le Capes), je suis personnellement bien plus méfiant et inquiet face à ce silence gouvernemental.

Cette inquiétude fait alors écho à ce que nous recevons par différents canaux, telle que cette lettre signée par la doyenne de la faculté des lettres de Sorbonne Université, et déposée au gouvernement le 1^er décembre 2023 concernant des « rumeurs persistantes et inquiétantes autour d’une réforme du recrutement des enseignants de collèges et lycées en second degré. La faible information, la non moins faible consultation des universitaires ainsi que les prises de position publique du réseau des INSPE ont conduit à engager cette démarche afin de vous alerter sur les dangers d’un concours du Capes déplacé en L3. »

Le 6 décembre 2023, une pétition sera lancée et signée par 200 universitaires afin de s’opposer à cette réforme. En réponse, le Réseau des Inspé publie un communiqué une semaine plus tard, le 13 décembre 2023, indiquant qu’elle n’est pas de facto favorable à une réforme et qu’elle doit simplement s’inscrire dans les textes réglementaires. Cependant, avec tout ça, aucune information nouvelle.

La prochaine source d’information se déroule le 10 janvier 2024 lors de la réunion de rentrée de l’Inspé de Grenoble. Au cours d’une séance de 2 h en fin de journée avec un ordre du jour chargé (à raison), la réforme est évoquée lors des 30 dernières minutes alors que tout le monde est bien fatigué. Malheureusement, pas d’informations réellement nouvelles, tout ce qui nous y est dit confirme les informations d’avant les vacances de Noël. D’un point de vue strictement personnel, je trouve que l’ambiance général est « à prendre le sujet à la légère » en blaguant dessus (je conçois aussi que c’est un moyen de se protéger), j’y fais donc part de ma vive inquiétude concernant cette réforme et ses conséquences sur nos conditions de travail.

Après cela, silence radio pendant près de trois mois. A peine peut-on faire mention d’une proposition de loi déposée le 5 mars 2024 à l’Assemblée nationale qui reprend les grands principes généraux du scénario cible du gouvernement. À noter que ce projet de loi déposé par la députée Cécile Rilhac fait suite à une mission flash confiée à Mme Rilhac et M. Arenas en 2022 par la commission des Affaires culturelles et de l’éducation de l’Assemblée nationale. Cependant, ce texte de loi est si peu informatif sur le contenu de cette réforme et sa mise en oeuvre qu’on ne peut pas en tirer grand chose (à part que cette réforme et le scénario cible sont toujours dans les bacs).

Silence radio donc, jusqu’à la fuite d’un document ministériel sur les réseaux sociaux intitulés « LES ECOLES NORMALES DU XXI^e SIECLE (cycle préparatoire + cycle supérieur) : Stratégie de formation et de recrutement des futurs professeurs ».

Des informations officieuses et contradictoires : la violence de l’incertitude

Je ne détaillerai pas ici le contenu de ce document, je vais simplement revenir sur le timing et les différentes réponses qu’il a suscitées. Cette présentation PowerPoint a donc fuité vers le 21 mars 2024 et semble daté (d’après son titre) du 13 mars 2024. Le titre indique que des « Écoles normales » seraient réinstaurées, ce qui avait été un temps proposé par le ministre Attal avant de faire machine arrière lors de la présentation des scenarii possibles pour la réforme (et maintenant de faire machine arrière-arrière ?).

Ce document a très vite circulé au sein des listes de diffusion universitaires, ce qui a mené à des messages de la part de direction d’Inspé pour rappeler la grande méfiance qu’il fallait avoir à son encontre (à l’Inspé de Lyon par une source interne ou encore à l’Inspé de Grenoble le 25 mars 2024).

En parallèle, une liste de diffusion regroupant les formateur·rices interdegrés et interdisciplinaires a été montée le 25 mars 2024 afin de discuter de la réforme et surtout de centraliser les informations que l’on pouvait glâner ici et là, en l’absence d’informations officielles. La création de cette liste de diffusion fait notamment suite à des prises de position publiques de l’APHG et d’une tribune de formateur·rices/responsables de master MEEF dans Mediapart.

S’ensuit une motion intersyndicale du CNESER le 26 mars 2024 en réponse au document fuité, à son contenu et à la façon de procéder, en le considérant comme «  méprisant pour l’ensemble des collègues investi-es dans ces formations depuis de longues années et alarmant sur tous les aspects de gouvernance ».

De mon côté, je contacte le 26 mars 2024 les représentant·es des personnels du Conseil d’institut de l’Inspé de Grenoble. Iels n’en savent pas plus, et, avec la direction, préconisent d’attendre que des informations officielles soient communiquées par le gouvernement. Il semble alors que la voie privilégiée soit celle du président de la République (et non pas du Premier ministre, encore moins du MEN donc).

Une source interne d’un autre Inspé nous fait même savoir que l’incertitude dépasserait la « simple » histoire des École normales, mais porterait aussi sur le passage des concours en licence… Seule chose qui nous semblait pourtant acquise !

Des “informations” circulent par différents documents (propositions de loi, schéma général, etc.) relatifs à ce projet de réforme, provenant de canaux variés. Parmi ces “informations”, il est beaucoup question d’un déplacement des concours en fin de L3. Nous tenons à attirer votre attention sur le fait que ces “informations” n’ont rien d’officiel et qu’il est nécessaire d’attendre les décisions politiques qui devraient être prises prochainement. Aussi, il est important de les considérer avec prudence.

Extrait de mail envoyé aux étudiant·es par une direction d’Inspé, le 29 mars 2024

Les sources les plus « sûres » proviennent dès lors des syndicats et permettent de lever quelques doutes (les Inspé ne disparaitraient pas aux profits des Écoles normales par exemple), mais soulèvent surtout encore plus de questions (comment faire cohabiter ces deux structures que seraient les Inspé et les ENSP ?). Le document le plus éclairant est ainsi un bulletin du collectif Formation des enseignants de SNESUP-FSU publié le 25 mars 2024 (on notera comment tout s’est enchainé très vite, en moins d’une semaine, suite à la fuite du document ministériel).

Puis, c’est au tour du Réseau des Inspé de s’inquiéter publiquement, non pas de la véracité du document fuité mais de son contenu. Il publie ainsi le 29 mars 2024 un communiqué plutôt alarmant sur les conséquences qu’aurait une telle réforme de la formation (et notamment des structures qui y interviennent -alors que les conséquences en termes de ressourches humaines sont toujours les grandes absentes).

Entre temps, j’apprends de manière totalement aléatoire (en regardant si le projet de loi évoqué plus haut a évolué) que la ministre de l’Éducation nationale, Nicole Belloubet, a été auditionnée le mercredi 27 mars 2024 pendant plus de deux heures par les député·es sur un éventail de questions touchant à l’enseignement. Bien que le sujet de la formation ne soit pas centrale ce jour-là (euphémisme), un député au moins s’inquiète du contenu de la réforme et de son planning de mise en oeuvre (question posée à 1 h 58 min de la retransmission vidéo). Ce à quoi la ministre répond (à 2 h 24 et 40 s) qu’elle attend des arbitrages des tutelles concernées (dont la sienne donc !), que les Inspé ne seraient pas supprimées (et coexisteraient donc avec les ENSP ?) et que le calendrier n’est pas si mauvais puisque la loi oblige à sortir les programmes des concours un an à l’avance (il reste donc quelques semaines…). Et ce sera tout.

Aujourd’hui, mardi 2 avril 2024, nous attendons toujours l’allocution présidentielle qui devrait nous en dire plus sur cette réforme. Allocution qui, on le sait, n’apportera que peu d’éléments concrets sur la mise en place de cette réforme. Il faudra donc attendre encore avant d’avoir des informations utiles pour les agent·es de terrain.

Bilan : à 5 mois de la rentrée 2024, on n’en sait toujours pas plus

Ce rapide et partiel historique nous rappelle que cette réforme est, selon moi, la démonstration d’une triple violence : par la succession à un rythme effréné des réformes précédentes, par l’absence de communications officielles et/ou leur décalage dans le temps, et par l’incertitude créée chez celles et ceux qui devront l’appliquer au pas de charge.

Avant même de s’intéresser au contenu de cette réforme, il me semble donc que la problématique principale qui la fera échouer dans tous les cas est son timing ultra-serré et l’absence de concertation. Une caractéristique qui n’a rien d’étonnant lorsqu’on se rappelle la façon dont ont été menées les précédentes réformes sociales, que ce soit la LPPR dans l’ESR ou encore la réforme des retraites. Et je ne suis pas le seul à le dire.

Il ne s’agit pas de dire qu’il faut tout arrêter ; il faut toujours améliorer le système, mais ne pas le bouleverser complètement. Le bénéfice d’une nouvelle réforme serait moindre que les inconvénients. Nos collègues, formateurs en Inspé, ont une adaptabilité exceptionnelle, mais le changement permanent crée quand même une situation de stress. De plus, des études ont montré que les pays qui réussissent le mieux sont ceux qui ont une grande stabilité et lisibilité du système.

Extrait d’un entretien d’Alain Frugière dans News Tank Éducation & Recherche, le 1er mars 2023

Image d’en-tête : The Revolution Will Be Spraypainted, Alan Levine/Flickr CC BY 2.0

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